Livre III
du 28 décembre 1997
au 11 janvier 1998

| Livre II - Mexique 98 |

photo Jean Luc Bitton

Oaxaca

Le 28 décembre 97

Départ pour Huatulco. Bus de nuit, seconde classe. Mon voisin de droite se signe, en même temps que le bus démarre. Je remarque le petit autel religieux, éclairé par une lumière rouge, à droite du chauffeur. Ce dernier a l'oeil vif, je lui fais confiance. Nous regardons, avec presque de l'intérêt, la série B mexicaine sanguinolente que diffuse un petit écran, au-dessus de nos têtes. Le moment le plus gore du film est l'extraction d'une balle, sans anesthésie, filmée en très gros plan. Quelques heures plus tard, le bus monte à l'assaut de la Sierra Madre. Les virages sont en épingle à cheveu, à la lumière des phares, nous apercevons les ravins qui bordent la route étroite et défoncée par le dernier ouragan. Je commence à comprendre le signe de croix de mon voisin. Des branches fouettent les vitres du bus, de temps à autre, le conducteur est obligé de faire une marche arrière, pour négocier un virage trop serré. Les lumières des habitations dans la vallée s'amenuisent au fur et à mesure de la montée.

Pause pipi au milieu des montagnes, je me dégourdis les jambes en contemplant l'immensité de la voûte céleste et la luxuriante végétation tropicale qui nous entoure. Enfin la descente sur la côte Pacifique, j'imagine le pire : les freins qui lâchent. Nous sommes les seuls éléments étrangers dans le bus. Je constate que le Mexicain peut dormir d'un sommeil profond dans n'importe quelles conditions. Mon regard fixe le bras d'un passager, qui émerge d'un fauteuil. Au rythme des virages, il se plie et se déplie, tel un métronome. Arrivée à Huatulco, station balnéaire pour Mexicains chics qui s'étale sur plusieurs kilomètres, le long de la côte. Nous nous retrouvons vite seuls, au milieu de la rue, avec nos bagages. Il fait déjà chaud et humide.

Huatulco

Le 29 décembre 97

Retrouvailles avec mon frère. Promenade éprouvante en bateau. L'océan est déchaîné, des creux de cinq mètres, notre coquille de noix monte et descend dans des vagues qui parfois nous bouchent l'horizon. Le bois grince, le moteur poussif peine à nous sortir de cette montagne russe maritime. Tout le monde serre les dents en s'accrochant à l'embarcation. Autres signes de croix... Nous débarquons enfin sur une plage. Le soir, le port est fermé à cause du mauvais temps, nous rentrons par la terre, en taxi. L'ami de mon frère a épousé une Mexicaine : une insupportable créature qui nous gâche ces quelques jours de vacances. Sans nous demander notre avis, elle décide que nous irons tous passer le réveillon au Club Med local. Et si le Mexique va mal, c'est la faute à Marcos. Devant tant de stupidité, nous préférons reprendre la route. Nous compatissons pour mon frère et son amie qui doivent rester et boire la coupe jusqu'à la lie.

San Cristobal de las Casas

Le 1er janvier 98

Sommes arrivés hier dans la nuit, à San Cristobal au Chiapas. Un crachin glacial tombait sur la ville déserte, comme abandonnée par ses habitants. Seuls quelques touristes éméchés semblaient vouloir fêter le Nouvel An. Nous avons attendu les douze coups de minuit au zocalo, devant le Palacio Municipal, d'où Marcos, il y a quatre ans, avait lancé sa déclaration de guerre au gouvernement mexicain. Cet après-midi, une centaine de personnes était rassemblée devant la cathédrale, autour d'une tribune improvisée, pour protester contre la tuerie d'Acteal. Les témoins ont défilé devant le micro, dont un enfant blessé, seul rescapé de toute une famille. Ses témoignages sont bouleversants par leur intensité. Dans le maigre public, peu de Mexicains, une majorité d'Indiens, les membres des ONG, la presse et quelques touristes. San Cristobal est une ville de 70 000 habitants. Que faut-il en conclure ? La police et l'armée se font discrètes, dans la ville en tout cas. Quelques stands avec le "merchandising " autour de l'effigie de Marcos : tee shirts, cendriers, porte-clefs, cagoules, etc. Le zapatisme attire une faune baba cool qui se prend un peu trop au sérieux dans son rôle de sauveur d'Indiens, et dont l'engagement semble dissimuler un mal-être. Nous sommes frigorifiés et commençons à regretter la moiteur de la côte Pacifique.

Le 2 janvier 98

Avons trouvé un hôtel à 80 pesos (10 $US) la nuit, mais les chambres sont froides et humides. Aujourd'hui, la température est plus clémente. Au petit matin, les clients de l'hôtel se retrouvent dans le patio pour se réchauffer au soleil. Beaucoup sont enrhumés. Difficulté à trouver une chambre meublée avec cuisine. La solution la plus économique pour le voyageur au long cours. San Cristobal est une petite ville aux rues étroites et colorées, nichée aux pieds des montagnes. Hormis le climat, je la préfère, et de loin, à Oaxaca.

Le 4 janvier 98

Mes nuits sont terribles : de lourdes couvertures me clouent sur le lit, je dors sur le dos, les yeux écarquillés et la bouche ouverte, comme un poisson hors de l'eau. À l'aube, j'émerge de ce cauchemar, épuisé. Heureusement, demain nous quittons cet inconfortable hôtel. Avons trouvé une chambre, chez Luciana, une Mexicaine francophile, qui a transformé son salon en cinémathèque dédiée aux classiques du cinéma français. L'armée mexicaine accentue la pression autour des zones contrôlées par les zapatistes. Dans son dernier communiqué, Marcos parle d'une attaque imminente. Il y aurait une étude intéressante à faire sur la désinformation que pratique le gouvernement mexicain, avec la complicité des médias.

À San Cristobal même, il est difficile de trouver un journal d'opposition dans les kiosques. Les premières pages des autres sont reproduites, agrandies et affichées. Ce contrôle de l'information est efficace, à plusieurs reprises nous avons rencontré des touristes qui, semble-t-il, n'avaient lu que la version officielle des événements. Abattage à la chaîne en Algérie, plus de 400 morts lors d'un massacre. Les bourreaux algériens chercheraient-ils à concurrencer les grands génocides de l'histoire contemporaine ? Combien faudra-t-il encore de victimes, pour que ces messieurs les décideurs de l'opinion internationale réagissent ? Il n'est plus question d'ingérence ici, mais d'assistance à un peuple en danger de mort.

Le 5 janvier 98

Les événements d'Acteal ayant provoqué une crise nationale, le Président mexicain a fait sauter un fusible : son Ministre de l'intérieur démissionnaire, dont l'attitude intransigeante avait causé la rupture de dialogue avec l'EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale). Il est remplacé par le Ministre de l'Agriculture... Premier contact avec l'anthropologue français André Aubry, qui vit ici depuis plus de 20 ans, personne très engagée dans la défense des autochtones. Je dois le rappeler mercredi pour fixer un rendez-vous en vue d'un entretien. Nous sommes chez Luciana, et attendons que la chambre soit libre. Le patio aux murs jaunes est rempli du soleil revenu, tout autour, des oeillets orange en fleur et des arômes, ces fleurs blanches au long cou délicat, emblématiques du Mexique, qu'on retrouve dans les peintures du muraliste mexicain Diego Rivera. Il me semble qu'elles ont été également photographiées par Robert Mappelthorpe.

Le 5 janvier 98

Avons fait la connaissance de Pierre, un Français à l'accent chantant du Sud, installé à San Cristobal depuis un an et demi. Il possède "le meilleur des restaurants français en ville". Nous n'avons pas encore goûté à sa cuisine, mais le cadre du restaurant est superbe et l'homme est sympathique et chaleureux. Les plats devraient être donc à la hauteur. Pour 120 pesos, vous ferez un dîner de roi. Pierre et sa Cocina Francesca se trouvent au numéro 73 de la Calle Real de Guadalupe. Tel/Fax : 52 (967) 872 11 Ai enfin réussi à rencontrer l'une des sommités intellectuelles du Chiapas et engagé activement dans la cause des Indiens : l'anthropologue André Aubry ( voir l'entretien ) . Il nous reçoit dans le patio de sa maison, entouré de ses chiens. Je le questionne durant une heure, sur l'origine, le fonctionnement et les objectifs des groupes paramilitaires au Chiapas. Cet entretien sera publié prochainement en annexe sur ce site dans la bibliothèque nomade.

Le 9 janvier 98

Encore une adresse que vous ne trouverez dans aucun guide de voyage, celle des Banos Mercedarios au numéro 55 de la Calle Iro. de Marzo, où pour 20 pesos, nous avons pris un bain de vapeur aux effluves d'eucalyptus, qui nous a remis sur pied et lavé de l'ambiance paranoïaque qui règne actuellement dans San Cristobal.

A ce sujet, nous avons remarquée plusieurs fois, la présence "rapprochée" d'individus patibulaires, portant des lunettes au verre fumé, écoutant avec attention les conversations des étrangers. Une image qui pourrait être extraite d'un film de Costa Gavras. On nous a confirmé la présence de policiers en civil, chargés de surveiller les étrangers. Certains, trop activistes aux yeux des autorités locales, se sont fait expulser du pays manu militari. Anecdote révélatrice de la tension dans l'air : alors que nous marchions tranquillement sur le trottoir d'une des rues de San Cristobal, une camionnette, en crissant des pneus, freina brutalement à notre hauteur, un homme en surgit, sautant juste derrière nous. Effrayés, nous ne pûmes réprimer un cri de peur. Quand nous nous retournâmes, nous nous aperçûmes qu'il s'agissait simplement d'un taxi collectif. Nous jetâmes un regard sombre au chauffeur hilare.

Le 10 janvier 98

Dans le bus pour Oaxaca, impossible de dormir, je regarde, à travers la vitre, défiler le Mexique, avec en fond sonore la bande originale du film The Rocky Horror Picture Show : Touch-a, Touch-a, Touch me, I want be dirty... Subitement, je me sens galvanisé et confiant pour l'avenir. Connaissant le caractère éphémère de ce sentiment, je le vis avec d'autant plus d'intensité. Cinq contrôles nocturnes (police, militaire et narco).

Oaxaca

Le 11 janvier 98

Oaxaca, son chocolat et son quesillo, sinon toujours les mêmes regards d'abrutis. Aucune indulgence pour ces machos aux têtes de collabo. Gros titre dans le journal local : une plus grande sécurité pour les touristes. Effectivement, un flic en civil pourchasse les gamins qui tentent leur chance auprès des touristes attablés aux terrasses des cafés. Pendant ce temps, les caciques de la ville et des alentours s'en foutent plein les poches, faisant disparaître, s'il le faut, ceux qui s'opposeraient à leur oligarchie.

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