"Qu'est-ce que je fais ici?"
écrivait Rimbaud aux siens
d'Éthiopie. Tout au long de sa vie,
l'écrivain-voyageur Bruce Chatwin sera
fasciné par le poète français.
L'Homme aux semelles de vent comme le
décrira avec justesse Verlaine, qui à
l'âge de vingt ans tournera le dos à
la poésie et à la
célébrité, pour parcourir les
routes poussiéreuses et dangereuses de
l'Afrique et qui des années plus tard,
mourant, amputé d'une jambe, délirant
de fièvre, lui qui se vantait de
posséder tous les paysages possibles,
trouvera encore la force de monter dans un train
pour Marseille, porte d'un ailleurs
ensoleillé, dans le but de repartir à
nouveau, en vain. Bruce Chatwin est né
à Sheffield (Grande-Bretagne) en 1940. Il
connaîtra une enfance itinérante et
rêveuse, écoutant attentivement les
récits de son père, officier dans la
Royal Navy. Ce dernier lui rapporte de ses voyages
des jouets: un chameau en bois du Caire, une conque
des Antilles et un livre d'aventures sur la
côte du Labrador.
Le petit Bruce se prend de passion pour les
atlas, développant son imaginaire en
relevant les noms des lieux à consonance
exotique et admirant les images colorées de
la faune: coyotes, martins-chasseurs,
ornithorynques, dingos. Son père
l'emmène en balade au Pays de Galles. Ils
dorment dans la voiture "bercés par le
murmure d'un torrent. Au lever du soleil, l'air
était humide de rosée et les moutons
broutaient autour de nous." À 13 ans,
premier voyage, il part seul pour la Suède.
À 17, il découvre Baudelaire, Nerval,
Rimbaud et Li Bo. À 18 ans, il entre comme
porteur chez Sotheby's, Bond Street à
Londres. Montant rapidement les échelons, il
devient expert en tableaux impressionnistes
français, émettant "avec une
arrogance incroyable des jugements sur la valeur ou
l'authenticité des oeuvres." Une femme
lui claque la porte au nez en criant: "Je ne
vais pas montrer mon Renoir à un gamin de
seize ans."
Il rencontre André Breton, et Georges
Braque qui l'autorise à s'asseoir dans son
atelier "pendant qu'il peignait un oiseau en
plein vol." Un matin, il se réveille
à moitié aveugle. L'ophtalmologiste
consulté ne trouvant aucune anomalie
organique, lui conseille d'aller "contempler de
plus vastes étendues." Il part pour le
Soudan, parcourant à dos de chameau et
à pied, les collines de la Mer Rouge.
À son retour, le monde de l'art lui
paraît bien terne et son atmosphère
semblable à une morgue. Il quitte son
travail chez Sotheby's, abandonnant une
carrière prometteuse, pour s'inscrire en
première année d'archéologie,
à l'université d'Édimbourg. Le
milieu universitaire ne le satisfait guère,
une fois de plus, il renonce. Peu à peu,
l'idée d'écrire se précise.
Chatwin se décide à rédiger un
ouvrage panégyrique sur le nomadisme, une
sorte d'"Anatomie de l'errance"
"qui dépasserait la théorie de
Pascal sur l'homme, assis péniblement dans
sa chambre." Sa thèse est la suivante:
"En devenant humain, l'homme avait acquis, en
même temps que la station debout et la marche
à grandes enjambées, une "pulsion" ou
instinct migrateur qui le pousse à marcher
sur de longues distances d'une saison à
l'autre. Cette "pulsion" est inséparable de
son système nerveux et, lorsqu'elle est
réprimée par les conditions de la
sédentarité, elle trouve des
échappatoires dans la violence, la
cupidité, la recherche du statut social ou
l'obsession de la nouveauté. Ceci
expliquerait pourquoi les sociétés
mobiles comme les tziganes sont égalitaires,
affranchies des choses, résistantes au
changement, et aussi pourquoi, afin de
rétablir l'harmonie de l'état
originel, tous les grands maîtres spirituels
- Bouddha, Lao Tseu, Saint François - ont
placé le pélerinage perpétuel
au coeur de leur message et demandé à
leurs disciples, littéralement, de suivre
leur chemin."
Le livre une fois achevé est
considéré trop confus par son auteur
et impubliable. Passablement déprimé,
Chatwin renonce une troisième fois.
Désargenté, il accepte l'offre de
Francis Wyndam de collaborer comme conseiller pour
les beaux-arts au supplément londonien du
Sunday Times. En fait, il devient journaliste,
écrivant les articles les plus divers, sur
les ouvriers algériens immigrés,
André Malraux ou la couturière
Madeleine Vionnet. Lors d'un reportage à
Paris, chez Eileen Gray, il découvre
accroché dans son salon, une carte de la
Patagonie, pays qu'il a toujours rêvé
de visiter. "Allez-y pour moi" lui demande
la vieille dame. Chatwin alors reprend son sac
à dos, envoie un télégramme au
Sunday Times: "Parti en Patagonie" et monte
dans le premier avion pour Buenos Aires. Six mois
plus tard, il revient à Londres, avec assez
de matériaux pour écrire un premier
livre: En Patagonie, publié en
1977.
Dans cet ouvrage, Chatwin entraîne le
lecteur à travers toutes les provinces du
sud de l'Argentine du Rio Negro à Santa
Cruz, du Chubut à la Terre de Feu, puis vers
Punta Arenas au Chili. Le livre est une fresque
d'aventures et d'histoires multiples. On y croise
des descendants de mineurs gallois, des petits-fils
d'Italiens, des curés zoologistes, des
tondeurs de moutons, des souvenirs de
révoltes ouvrières et d'attentats
anarchistes. Suivront d'autres livres comme le
Vice-roi de Ouidah (dont Werner Herzog s'inspirera
pour son film Cobra Verde), les Jumeaux de Black
Hill, le Chant des pistes. Dans tous ses
récits, Chatwin prend un malin plaisir
à mélanger les faits réels et
la fiction, ce qui lui vaudra quelques reproches de
certains puristes, mais les critiques seront en
majorité élogieuses,
considérant que Chatwin apporte un renouveau
au "travel writing" en appliquant les
techniques de la narration du roman pour restituer
le quotidien, qui du coup devient romanesque.
L'auteur de En Patagonie deviendra,
malgré lui - bien qu'il entretienne
malicieusement à son sujet un certain
mystère - une légende et un exemple
pour toute une génération de
journalistes et d'écrivains, pour qui
l'aventure de l'écriture est indissociable
de celle du voyage.
Quoiqu'il jugeait cette étiquette trop
réductrice, Chatwin se retrouve chef de
bande des écrivains-voyageurs. Dans le
Chant des pistes, livre patchwork, qui a
pour décor l'Australie, fait de portraits
saisissants, d'impressions visuelles, de
réminiscences d'anciens voyages et de
nombreux aphorismes, on retrouve la passion de
l'auteur pour la vie nomade et son mode
d'existence. Chatwin passera beaucoup de temps dans
les bibliothèques et, à rencontrer
des anthropologues et ethnologues, pour recueillir
des données qui viendraient étayer sa
thèse «impubliable» en faveur du
nomadisme. Dans toute son oeuvre, Chatwin fera des
allusions répétées à sa
tentative de démontrer les bienfaits d'une
vie en mouvement: "L'acte de voyager contribue
à apporter une sensation de bien-être
physique et mental, alors que la monotonie d'une
sédentarité prolongée ou d'un
travail régulier engendre la fatigue et une
sensation d'inadaptation personnelle. Les
bébés pleurent souvent pour la seule
raison qu'ils ne supportent pas de rester
immobiles. Il est rare d'entendre un enfant pleurer
dans une caravane de nomades. (...) "Notre nature,
écrivait Pascal, est dans le mouvement. La
seule chose qui nous console de nos misères
est le divertissement." Divertissement.
Distraction. Fantaisie. Changement de mode, de
nourriture, d'amour, de paysage. Sans changement
notre cerveau et notre corps s'étiolent.
L'homme qui reste tranquillement assis dans une
pièce aux volets clos sombrera
vraisemblablement dans la folie, en proie à
des hallucinations et à l'introspection. Des
neurologues américains ont
étudié des
électroencéphalogrammes de voyageurs.
Ils y ont constaté que les changements
d'environnement et la prise de conscience du
passage des saisons au cours de l'année
stimulaient les rythmes du cerveau, ce qui
apportait une sensation de bien-être et
incitait à mener une existence plus active.
Un cadre de vie monotone, des activités
régulières et ennuyeuses
entraînaient des types de comportement
produisant fatigue, désordres nerveux,
apathie, dégoût de soi-même et
réactions violentes." La thèse de
Chatwin est séduisante et pertinente - on
peut la vérifier tous les jours dans notre
lutte contre un quotidien qui souvent nous enlise -
et même si elle possède ses
détracteurs, l'histoire ancienne et
contemporaine semble donner raison à
Chatwin, qui nous rappelle à travers ses
récits que le nomadisme est non seulement un
art de vivre, mais également un état
d'esprit dont la qualité principale serait
la curiosité pour l'Autre et cela au sein
même de notre environnement le plus proche.
Cet enthousiasme pour l'altérité,
"J'ai toujours préféré
l'autre à mon semblable" disait le
photographe-ethnologue Duverger, serait par trop
simpliste, si on oubliait de citer Beaudrillard
commentant Todorov: "Il est celui qui tout en se
délectant de la différence, sait que
toute fusion avec l'autre est vaine." Chatwin,
écrira son ami Francis Windham, dans la
préface à l'ouvrage posthume
Photographies et Carnets de voyage,
"concevait le voyage comme une fin en soi, comme
une réalisation de l'idée de fuite et
d'évasion, mais une évasion hors de
rien en particulier et une fuite vers presque tout,
un parcours circulaire autour de la terre qui doit
se terminer là où il a
débuté pour recommencer de
nouveau.".
L'Australie sera le dernier grand voyage de
Chatwin. Se savait-il malade? Les dernières
phrases du Chant des pistes,
où il relate la vision de trois
aborigènes s'éteignant doucement dans
une clairière, résonnent comme
l'acceptation de sa mort à venir: "Oui.
Tout allait bien pour eux. Ils savaient où
ils allaient, souriant à la mort dans
l'ombre d'un gommier-spectre." Affaibli,
Chatwin rejoint cette maison dans le Sud de la
France où il avait pris l'habitude de se
rendre, entre deux voyages, pour y écrire
ses livres. Malgré les soins
attentionnés, de sa femme Élisabeth,
son état se dégrade rapidement, il ne
peut bientôt plus marcher et s'exprime
difficilement. Il trouve quand même la force
de corriger les épreuves de son ultime livre
Utz, dans lequel il met en scène un
singulier baron tchécoslovaque,
propriétaire de la plus extraordinaire
collection d'anciennes figurines en porcelaine de
Saxe. À la mort du collectionneur, les
précieuses figurines disparaissent. Tout au
long du roman, un jeune narrateur mène
l'enquête. Il finit par déduire que le
baron avait tout simplement détruit
lui-même sa collection, par
dégoût pour les compromis
passés avec le régime communisme,
mais aussi pour une passion amoureuse tardive qui
ne supportait pas la concurrence des
délicats objets. Alité et
fiévreux, entouré des carnets dans
lesquels sont inscrits ses notes de voyage, Chatwin
reçoit son ami compositeur Kevin Volans,
pour élaborer un opéra sur la mort de
Rimbaud. Pour Chatwin, les voyages incessants du
poète à travers l'Afrique
étaient un rempart contre la folie et la
maladie. Lui-même, croit que s'il
récupérait l'usage de ses jambes et
marcher à nouveau, il pourrait
guérir. Chatwin, avec un dernier clin d'oeil
à l'exotisme, contribuera à brouiller
une fois de plus les pistes en évoquant
à la presse sa maladie: " résultat
d'une infection attrapée pendant un
séjour en Chine, une maladie très
rare qui attaque la moelle. Je ne peux plus bouger,
ce qui pour quelqu'un qui adore bouger est quelque
chose de vraiment horrible." Chatwin ajoutera:
" Mais le voyage lui-même peut devenir une
tyrannie. Plus vous voyagez et plus vous faites
collection d'endroits. Je n'en peux plus de cette
collection. Je n'irai plus nulle part." Comme
Rimbaud, Bruce Chatwin meurt dans le sud de la
France, le 18 janvier 1989. Comme Rimbaud, le
personnage garde son mystère. Quelques
années après sa mort, les journaux
annonceront que Chatwin est mort des suites d'une
infection liée au sida. À la
disparition de l'écrivain nomade, un journal
français lui rendra un dernier hommage avec
un titre qu'il aurait apprécié:
"Chatwin est reparti."